Bertrand donne le change

lunettes métal

Le teint toujours implacablement hâlé, irréprochable d’élégance décontractée dans ses costumes cintrés, Bertrand incarnait la réussite satisfaite d’un cadre de grande entreprise. Ses fines lunettes de métal, rectangulaires, reposaient sans effort sur un appendice nasal dont la base large et épaisse contrastait avec la finesse de la racine osseuse. L’œil était brun, abrité par des paupières légèrement tombantes, rieur par diversion, volontiers espiègle aux dépens d’autrui, regardant alors en coulisse les réactions provoquées par ses sarcasmes. La bouche, charnue, gardée ouverte pour accompagner sa réflexion, lui conférait un air niais dont il fallait toujours se méfier. Car Bertrand était un couard.

Affichant une décontraction tellement engrammée qu’elle semblait naturelle, il fendait la lumière artificielle des couloirs de l’usine de son menton levé, dossiers en main, entièrement tendu vers la seule porte qui méritait qu’il se déplaçât : celle du directeur du site.

Là, il affichait son aisance, occupant l’espace familier avec la servilité zélée du grouillot qui vénère la main qui l’alimente, autant qu’il la craint. Nourri dès l’enfance par une longue tradition de gestion banquière provinciale, il avait développé un instinct remarquable pour flairer les hommes et les bons coups. Prompt à se rallier au chef de meute le plus susceptible de le protéger, il se drapait volontiers d’une énergie de shérif pour faire respecter l’autorité en place. Obséquieux avec les clients, impitoyable avec les fournisseurs, il se réjouissait de son sens des affaires, qui rendait sa présence indispensable.

La vie de Bertrand, imbibée des préceptes paternels prônant la raison et le conformisme, s’était progressivement organisée autour de son besoin de sécurité. Fidèle par effroi de la solitude plus que par vertu, il contenait les assauts de ses angoisses nocturnes par le calcul consciencieux de ses avoirs en banque.

Par ailleurs père dévoué et d’une tendresse inquiète, il s’inclinait devant une épouse brillante, adolescent éternellement étonné d’avoir séduit une femme désirable, que d’autres convoitaient.

Enfant égaré dans un habit d’adulte, redoutant à chaque instant que l’on pût démasquer son imposture, Bertrand, comme ses aïeuls avant lui, donnait le change.