Anne RAIX a créé une activité de poterie à Ouroux-en-Morvan en 2024. Elle évoque comment elle est passée des briques argileuses du Nord au grès de Bourgogne. Son parcours, émaillé de découvertes et de rencontres, de rêves et de convictions assumées, nous parle de la vie qui cherche son tempo, du fil invisible qui relève les êtres. En cheminant avec Anne, on épure nos vies du superflu pour qu’affleure la beauté au détour d’un objet utile façonné avec amour.
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Les chemins Zintérieurs #2-Anne RAIX-Avril 2025
LA TERRE DES ORIGINES
J’ai grandi dans le Nord, à Proville, là où mon père, basketteur pro, avait posé ses valises. Une gentille star, qui savait trouver les points forts des autres sans s’énerver de leurs points faibles. Il fascinait les gens. Entre lui et ma mère, féministe affirmée, ça clashait souvent. Ils s’aimaient, mais leur façon d’être était incompatible.
Ils se séparent quand j’ai trois ans.
Après la séparation, ma mère, isolée, demande sa mutation à Lille. J’ai 7 ans quand on emménage avec mon frère. J’étais soulagée de quitter le village : l’anonymat de la ville m’apaisait. Personne ne sait qui tu es, pas de crainte d’être jugée. Malgré tout, à Saint-Paul, je souffre du regard des autres. Très grande, je me voûte pour passer inaperçue. Ma mère nous élève seule, elle donne tout ce qu’elle peut, mais on n’a pas d’argent pour acheter des vêtements de marque. Les autres enfants sont riches, et je n’ai ni les codes ni le “bon look”.
Mon frère quitte vite la maison. Je reste seule avec ma mère, dans une relation très fusionnelle. Elle était sensible, souvent inquiète, fragile et forte à la fois. Je suis un peu comme ça : très émotive, fluctuante, et finalement, c’est devenu ma force.
En seconde, ça va mieux. Je trouve ma tribu chez les littéraires, les originaux à sensibilité artistique. Je dessine, je crée, je rêve… Les cours abstraits me perdent, j’ai besoin de concret.
Bac en poche, je pars en Belgique, suivre une amie inscrite en architecture à Saint-Luc. J’avais besoin d’air, mais j’ai eu du mal à couper le cordon avec ma mère, j’ai l’impression de l’abandonner. Je fais beaucoup la fête, je ne suis pas à ma place en archi. A la rentrée suivante, j’intègre une licence d’arts plastiques à Tourcoing. Je valide mes examens… tout en jouant à la console.
Un peu honte en y pensant, mais bon, ça fait partie du chemin…
LES ANNÉES D’ÉBAUCHES
Entre 20 et 32 ans, Anne explore une « multitude de jobs ». Façonnée par ses expériences dans le champ social et culturel, elle goûte à l’artisanat et découvre le journalisme de proximité.
AU SERVICE DES PLUS FRAGILES
Après ma licence, je tente l’IUFM, mais je fuis vite la pression d’une classe de 30 CE1 !
Je deviens référente famille auprès d’enfants marqués par la consanguinité et l’alcoolisme. Un an d’ateliers d’arts plastiques m’ouvre à une humanité bouleversante, mais loin de Lille et des copains, je déprime et je pars, le cœur serré d’abandonner l’équipe et les familles. Je reprends une année de formation aux Beaux-Arts de Lille, puis j’enchaîne des boulots précaires mais passionnants, entre médiation culturelle et champ social : je crée des supports pour les enfants, des livres, des maquettes. Mais le monde associatif paie mal et j’accepte une mission d’intérim dans le surendettement, dans laquelle je trouve de nouveau une forme d’utilité concrète, auprès de personnes traversant un moment de vie difficile.
LES MAINS QUI TRAVAILLENT ET L’ESPRIT TRANQUILLE
Je découvre ensuite l’artisanat en fabriquant des bijoux dans une entreprise familiale. J’aime avoir les mains qui travaillent et l’esprit libre. Mais les valeurs des dirigeants se révèlent à l’opposé des miennes : délocalisation, avidité, violence. Je suis quelqu’un de très doux, mais face à l’injustice, je n’hésite pas à me battre ! L’histoire s’achève devant le tribunal de commerce.
ÉCRIRE LES COULISSES
Ce licenciement économique me permet de financer une licence pro de journalisme à l’Ecole Supérieure de Journalisme, encouragée par ma belle-sœur rédactrice en chef dans la presse de proximité. J’apprends à questionner, mettre en lumière les petites gens, entrer dans des mondes très divers, loin des paillettes. J’aime ce métier qui me donne la possibilité d’informer, d’alerter, de promouvoir des parcours de vie. Je ne tiens pas le choc d’un management tyrannique et je démissionne, au bord du burn out. Je reprends avec plaisir le journal de la ville d’Halluin qui me donne carte blanche pour reconstruire le service.
VERS LA TERRE DU MORVAN
J’ai 32 ans, je rencontre Quentin, et tout va très vite. Je suis enceinte et l’envie de fuir l’agressivité de la métropole avec notre bébé nous pousse à partir. On avait découvert le Morvan en amoureux les mois précédents, un vrai coup de coeur !
Sans réfléchir plus longtemps, on vend tout et on achète une petite maison à Ouroux en Morvan, à l’intuition, juste avant le confinement. C’était fou !
Le 23 mai 2019, jour du déménagement, maman se fait opérer…
NAÎTRE, VIVRE, MOURIR, RENAÎTRE.
De quoi naissent les projets des gens ?
Mon projet à moi s’enracine dans un vécu douloureux. J’ai peur d’en parler car tout est lié à ma sortie de deuil. Ce projet n’est pas né d’autre chose que d’une envie de vivre.
En novembre 2021, je perds pied. Mon père et ma mère meurent à deux semaines d’intervalle, chacun emportés par un cancer. Après l’angoisse de ne pas pouvoir assister aux funérailles de l’un et de l’autre, je plonge dans l’angoisse de la solitude. Je me recentre sur mes deux filles et sur Quentin, je ne sors plus de chez moi, je rentre en moi-même.
« Ce projet n’est pas né d’autre chose que d’une envie de vivre ! »
En fin d’année, on fait notre troisième bébé. Toute la grossesse de Luce m’aide à reprendre ancrage dans la vie. Les filles et Quentin, c’est mon noyau, ma sphère intime, sans eux je ne sais pas ce que j’aurais fait. Ça arrive à tout le monde, mais c’est quand même dur…
J’étais bien à la maison, mais je ne pouvais pas affronter le monde, c’était trop difficile. Je ne pouvais plus rien faire d’autre que de rester à la maison, collée à mon mari, à mes filles. Je n’ai pas totalement sombré car une petite fille avait besoin de moi, je me mets dans ma sphère « maman” pendant 2 ans. J’avais beaucoup de moments de tristesse, j’avais peur d’être seule, peur de mourir, mais j’arrivais à aller bien en étant recluse à la maison auprès de ceux que j’aime.
Puis peu à peu, j’ai senti que les filles ne seraient pas là tout le temps, et qu’il était nécessaire de retravailler, que je sorte de mon rôle de maman. C’est épuisant d’être maman au foyer, on est invisible malgré tout le travail fourni. J’avais envie d’exister.
J’avais besoin d’un truc fort, qui me donne envie, qui me donne du sens. Il fallait quelque chose qui m’anime fort pour que j’ai le courage de le faire. Quand je suis arrivée en formation, j’avais tellement peur ! Mais j’ai hérité de mon père le goût du défi. On a peur mais on y va quand même !
Je commence ma formation de céramiste au CNIFOP le 5 octobre 2023, le jour de l’anniversaire de papa.
TRANSMUTER LES ÉPREUVES EN FORCE
J’ai appris à transformer la tristesse et la laideur en quelque chose de bien. C’est un état d’esprit positif à adopter. Si on n’est pas positif, on ne sait pas voir la joie et la beauté qui succèdent aux périodes difficiles. Quoi qu’il arrive, la vie est belle. Chacun a ses épreuves, mais on a de la chance d’être là, ensemble. On n’a pas le droit de se laisser aller au chagrin, c’est exigeant mais je le dis aux filles : il faut se remettre debout.
LA TERRE MÈRE
Quelques années avant sa retraite, ma mère a fait un congé formation de plusieurs mois chez un potier dans les Flandres, pour faire du modelage et de la céramique. Elle n’aimait pas du tout le tournage, la boue, avoir les mains dans la barbotine, le froid… Sans être précieuse, elle aimait la terre… propre ! Elle ramassait des matériaux, des bouts de bois flottés sur les côtes du nord, qu’elle assemblait avec de la terre, pour faire des sculptures qui plaisaient beaucoup. Elle les vendait sur les marchés de créateurs, les expositions, des portes ouvertes d’atelier.
Quand j’étais petite, j’ai fait avec elle beaucoup d’aquarelle, de dessins, de travaux manuels. Plus tard, on a fait les marchés ensemble, elle avec ses sculptures, moi avec mes illustrations. Elle a fait une seule fois le marché d’Ouroux… Récemment j’ai été bouleversée car une de mes clientes m’a parlé d’une sculpture achetée il y a des années à une dame sur le marché, et c’était ma mère !
J’ai parfois regretté qu’elle ne m’ait rien appris, mais elle était très directive et on se serait disputées ! Il fallait que je me forme et que je fasse mon propre chemin. La sculpture c’était son truc, et j’avais besoin de faire différemment.
Je voulais travailler avec mes mains mais les gens n’achètent pas les illustrations. Alors qu’ils achètent de la céramique. J’y ai vu l’opportunité d’avoir un projet plus viable, parce que le but était que je me reconstruise, mais aussi que je gagne de l’argent. Il fallait trouver un équilibre entre une activité qui m’épanouisse et la vie de famille.
Et puis on vit ici, dans le Morvan. Je ne suis pas sûre que, si j’étais restée à Lille, j’aurais pensé à mettre les mains dans la terre. Mais ici, c’est la terre, c’est ce que je suis venue chercher. Travailler la terre, ça semble cohérent.
Inconsciemment, j’ai dû me dire que, les mains dans la terre, je me connecterais un peu à ma mère…
TOURNER-CASSER-REFAIRE : 9 MOIS POUR UNE RENAISSANCE
En septembre 2023, j’entame une formation de préparation au CNIFOP pour préparer le CAP Tournage. Durant 9 mois, je tourne la terre, je casse, je refais, en série.
Des séries de 10 bols pendant deux semaines. Puis des séries de cylindres, des gros et des petits. On monte en poids de terre et on redescend, durant des mois. Physiquement c’est dur, mais j’adore ! Tout le corps doit se raidir pour tenir la terre, c’est physiquement éprouvant. Ça va prendre des années pour que mon corps soit modelé à tourner sans effort.
Aujourd’hui je tourne, je cuis, j’émaille. J’aime voir les bols, uniques et semblables, alignés sur les planches. Je ne pense pas, je fais, et naturellement, mes mains savent faire, elles voient mieux que mes yeux.
Avec le double deuil de mes parents, je n’avais pas eu l’envie de rencontrer les gens du village. J’étais « la femme de Quentin », parce que je n’avais pas cherché à montrer qui était Anne. Cette formation de neuf mois m’a reconnectée à la vie sociale. J’y ai fait de nouvelles rencontres car on travaille et on rit ensemble, on se raconte nos vies.
Une fois diplômée, je n’avais pas de lieu pour travailler et c’est Robert, un voisin d’Ouroux, qui m’a prêté son atelier pendant trois semaines pour que je fasse ma première production. Il ne me connaissait pas et il m’a donné tellement ! Je ne sais pas comment je pourrai lui rendre. Il est devenu un ami, mon premier ami à Ouroux.
AIMER LES JOIES SIMPLES
La vie change, il faut revenir à des choses essentielles. Dans notre choix de vivre ici, il y a le choix de revenir à une vie plus simple car on ne peut plus vivre dans l’opulence comme on a vécu. Il faut qu’on réapprenne à aimer la base.
On vit avec peu d’argent, mais nos besoins sont très bas. Les gens pensent que la vie simple est une privation, qu’on a une vie rudimentaire, mais pour moi c’est tout le contraire. Je trouve qu’on a de la chance de grandir comme ça en famille, tous ensemble ! On est proche, c’est un cocon, c’est rassurant pour nos trois filles qui sont encore toutes petites (6, 4, 2 ans).
On garde cette envie d’avoir des choses jolies, c’est agréable. Mais on se dit qu’il faut qu’on prépare nos filles a savoir faire les choses par elles-mêmes, sans avoir besoin de consommer dans les magasins ou les ressourceries. En autonomie, parce qu’on ne sait pas comment ça va tourner.
C’est pareil pour mon activité, j’ai besoin qu’il y ait du sens. Je transforme la matière pour en faire de la vaisselle.
Récemment j’ai vendu 2 petits coquetiers à un couple. Ils m’ont dit : « Ce soir, on va faire les oeufs à la coque ! ». Et ils m’ont envoyé une photo de leur table avec les oeufs dans mes petits coquetiers avec un mot : « Forcément les oeufs à la coque étaient trop bons ! » Et ça m’a fait tellement plaisir ! Avec cet objet simple, ils redécouvrent une joie simple, parce que l’oeuf à la coque est joliment présenté dans la terre et ils se sont faits une bonne soirée. Il y a quoi de plus facile dans la vie ?
UN PROJET FAMILIAL
RAIX, c’est le nom de Quentin. Ça me gênait de mettre mon nom en avant, dans la tradition des potiers.
J’adore l’imaginaire du dinosaure, mais RAIX, ça évoque le T. rex, et ce n’est pas du tout notre tempérament ! DIPLODOCUS, c’est beaucoup plus doux !
C’est un projet de la famille Raix. Seule, je ne pourrai pas tout faire. Quentin s’intéresse à l’émaillage et moi j’aime le tournage. L’idée est d’amener une compétence en local et de dynamiser notre village situé en zone rurale. Cet été, je vais animer des ateliers de poterie pour les enfants à la MJC, et j’espère ouvrir des ateliers de modelage à la rentrée. Il faudrait investir dans un deuxième four… A terme, le but c’est d’ouvrir un atelier-boutique. la priorité, c’est de réorganiser mon espace de travail car l’atelier est trop petit. On jongle avec le temps, l’espace et nos moyens ! Je voudrais travailler plus mais notre vie de famille est hyper-essentielle pour nous.
J’adore ce que je fais, tous les matins. Je n’ai pas de blues du dimanche soir, j’ai hâte de tourner, de rencontrer les gens sur les marchés.
Le temps de maladie de mon père et ma mère, le temps du deuil, ont été terribles, mais c’est tout ça qui a permis que mon activité existe.
Est-ce qu’ils sont contents, là où ils sont ?