Aux âmes, citoyens ! Nos voeux pour 2022

Photo Elias BOUCHE

Voeux 2022 1PPP

Au seuil de l’an 2022, on raconte que les mots devinrent fous. Enfin, pour certains, ils étaient fous. Pour d’autres, ils étaient libres…

Infiltrée de longue date dans le groupuscule activiste de la Compagnie du Verbe, pour une mission discrète et sublime – je veille sur le pied de la lettre -, j’ai vu au fil des ans le malaise enfler, dans les rangs des mots, sans que personne ne semble en prendre la mesure.

­Tout avait commencé plusieurs décennies auparavant. La mondialisation des échanges avait facilité les transferts de vocabulaire d’un continent à l’autre. Les langues, vivantes et curieuses, s’entremêlaient joyeusement. Les mots, d’une nature conciliante, y trouvèrent l’occasion de jouer, de se transformer, de rendre de nouveaux services.

Car les mots aiment être utiles aux humains. Pour eux, le spectre de la langue morte n’est jamais loin, et leur désir le plus cher est de perpétuer les récits collectifs, de faciliter les relations, d’engendrer la vie.

Puis la déferlante de la pensée-marketing distilla des anglicismes dans le langage courant, peupla les réunions professionnelles d’acronymes – obscurs pour les non-initiés, ouvrit largement les frontières de la syntaxe et de l’orthographe.
­
Chez les mots, certains s’en émurent. « Mais pour qui nous prennent-ils, ces humains ? Ils se croient tout permis ! Ils nous tordent, nous amputent, nous asservissent, nous rabotent, nous ridiculisent ! Ça ne peut plus durer ! On nous sacrifie sur l’autel des idées les plus folles ! »

Pour faire entendre leur voix, les mots demandèrent leur soutien aux artistes. Je me souviens notamment de cette phrase de Nanni Moretti en 1989 : « Les mots sont importants. Quand on parle mal, on pense mal. Et quand on pense mal, on vit mal ».

Cette fronde sourde connue son paroxysme quand les mots, à leur corps défendant, furent utilisés par les uns et les autres, pour tirer la couverture à soi. Dépouillés de leur caractère sacré, les mots se virent contraints de servir le mensonge, l’autorité et la manipulation. Donné à l’Homme pour qu’il crée, le Verbe est devenu ainsi l’instrument du chaos.

A la Compagnie du Verbe, le réveillon du 31 décembre 2021 fut sinistre. Autour de la table, chacun, contaminé de frilosité et de lassitude, s’exprimait à mots couverts. La guerre avait tué la fantaisie. Les mots étaient perdus.

Les lettres, traditionnellement reléguées en périphérie de table, assistaient comme moi au désastre.

Soudain, le R, assis à ma gauche, déclara :
« C’est fini, je m’en vais, j’arrête d’obéir. A partir de maintenant, je vais décider des mots auxquels je désire contribuer. Si les mots ne peuvent pas agir, moi je le peux. En 2022, je reprends ma liberté ! »

Prenant les lettres à témoin, il s’adressa aux mots :
– Aux âmes, les amis ! Vous êtes perdus car vous avez renoncé à votre âme ! Avez-vous oublié qui vous êtes ? Votre mission ultime est de rendre audible le souffle de l’âme, y compris à celles et ceux qui l’ignorent encore ! Votre pouvoir est immense, votre responsabilité l’est aussi.

Le R reprit son souffle et poursuivit :
– Souvenez-vous : une parole dépourvue de supplément d’âme cherche à asservir plus qu’à servir. Elle mène inévitablement dans les vallées étroites du rationalisme et de l’expertise, là où la puissance de vie est mise sous tutelle de la performance et du « progrès ». Nous tous ici, artisans du Verbe, nous sommes les sherpas des états d’âme. Sans âme, sans conscience, sans mots échangés, pas d’altérité, et c’est la porte ouverte à toutes les obscurités ! Allons, debout tout le monde, nous avons à faire entendre d’autres voix que celles du rejet ! »

Ainsi le R renonça à la peur, et beaucoup se retrouvèrent avec peu. Il s’extirpa de la révolution pour qu’advienne l’évolution. Fort d’une audace recouvrée, le R usa de sa créativité pour réinsuffler la poésie entre les lignes de force.

Je quittai la salle. La plupart des voyelles et des consonnes étaient debout.

Frédérique PETIT, UnPetitPasPour. Janvier 2022.
Crédit photo : Elias BOUCHE pour la photo « Change » https://eliasbouche.com/