ENFANCE “SANS BRAS” = ADULTES INSÉCURES

Comment traverse-t-on l’enfance ? Que fait-on de ce qu’on a fait de nous ?

L’enfant qui arrive dans une famille, ouvert à l’autre et curieux de la vie, se heurte à la réalité humaine. Des parents absorbés par le travail. Pas assez de mots tendres, pas assez de gestes sécures. Des tensions et des non-dits. Des systèmes familiaux dans lesquels la relation est souvent fonctionnelle, efficace, dénuée de la parole qui permet de mettre du sens sur ce que l’on vit.

Il est des histoires plus sombres que d’autres. Des histoires forgées précocement par l’abandon, la violence, le rejet, l’abus, la manipulation, le deuil.

Oh il n’est pas question ici de faire le procès des parents, qui font généralement de leur mieux, ne pouvant redonner que ce qu’ils ont eux-mêmes reçu. Mais il s’agit de voir combien l’écrasement des sensibilités et de la singularité par les systèmes familiaux, scolaires, institutionnels conditionne et hypothèque nos capacités de vivre ensemble.

Le regard que l’on porte sur l’autre l’emprisonne ou le libère, l’écrase ou lui donne des ailes. Quand le lien n’est pas mature, l’autre, l’enfant, est vu comme un objet et non comme un sujet à part entière. On fait ce qu’on veut avec un objet. On le bouge de place, il doit être utile et servir à quelque chose, il doit faire la fierté de son propriétaire.

Le Morvan est une de ces terres pauvres qui s’est vue prendre ses ressources pendant des décennies : son bois chauffait Paris, ses nourrices allaitaient les enfants parisiens, les enfants de l’assistance faisaient tourner les fermes morvandelles. Un territoire marqué par les séparations et la précarité. Une histoire dans laquelle les pauvretés s’entrechoquent, celles des mères célibataires, celles des paysans.

Et ça laisse des séquelles car le mode relationnel a été appris “à la dure”. Dans les lignées, la survie passe par la débrouillardise. L’autre est mis à distance, la parole peut être abrupte et la critique féroce, par défense, par protection, par fierté d’être autonome et “fort”. La confiance en soi, en l’autre, en la vie, fait parfois défaut.

Ici on sait qu’on est de passage. Alors pourquoi s’attacher ?

Mais l’histoire des familles du Morvan se retrouve dans toutes les familles, dans toutes les histoires.

Qui n’a jamais été confronté, dans l’enfance, à l’autorité froide d’un adulte ?
Qui n’a jamais attendu vainement des bras véritablement ouverts et tendres ? Qui n’a jamais souffert d’un regard dénigrant, d’un silence assourdissant ? De la comparaison avec un frère, une cousine, un copain, un collègue ?

Les déceptions, les tristesses, les colères, les peurs de l’enfance “s’avalent” par nécessité. Et notre édifice d’adulte se construit sur des fondations instables. Toujours plus de ciment pour colmater les brèches. Mais les conditionnements, les mal-à-dits, le mal-être psychique, les addictions parlent pour l’enfant que nous sommes encore.  Notre enfant intérieur attend en silence qu’on le replace dans sa vérité.

Travailler sur son histoire permet d’en voir les vides, les manques, et les débordements. L’enjeu n’est rien moins que d’en sortir, de se mettre en paix et de se redresser. Libre.

Frédérique

 

ANNE RAIX, ARTISANE POTIÈRE, ENTRE MÈRE ET TERRE

Anne RAIX a créé une activité de poterie à Ouroux-en-Morvan en 2024. Elle évoque comment elle est passée des briques argileuses du Nord au grès de Bourgogne. Son parcours, émaillé de découvertes et de rencontres, de rêves et de convictions assumées, nous parle de la vie qui cherche son tempo, du fil invisible qui relève les êtres. En cheminant avec Anne, on épure nos vies du superflu pour qu’affleure la beauté au détour d’un objet utile façonné avec amour.

 

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Les chemins Zintérieurs #2-Anne RAIX-Avril 2025

 

LA TERRE DES ORIGINES

J’ai grandi dans le Nord, à Proville, là où mon père, basketteur pro, avait posé ses valises. Une gentille star, qui savait trouver les points forts des autres sans s’énerver de leurs points faibles. Il fascinait les gens. Entre lui et ma mère, féministe affirmée, ça clashait souvent. Ils s’aimaient, mais leur façon d’être était incompatible.

Ils se séparent quand j’ai trois ans.

Après la séparation, ma mère, isolée, demande sa mutation à Lille. J’ai 7 ans quand on emménage avec mon frère. J’étais soulagée de quitter le village : l’anonymat de la ville m’apaisait. Personne ne sait qui tu es, pas de crainte d’être jugée. Malgré tout, à Saint-Paul, je souffre du regard des autres. Très grande, je me voûte pour passer inaperçue. Ma mère nous élève seule, elle donne tout ce qu’elle peut, mais on n’a pas d’argent pour acheter des vêtements de marque. Les autres enfants sont riches, et je n’ai ni les codes ni le “bon look”.

Mon frère quitte vite la maison. Je reste seule avec ma mère, dans une relation très fusionnelle. Elle était sensible, souvent inquiète, fragile et forte à la fois. Je suis un peu comme ça : très émotive, fluctuante, et finalement, c’est devenu ma force.

En seconde, ça va mieux. Je trouve ma tribu chez les littéraires, les originaux à sensibilité artistique. Je dessine, je crée, je rêve… Les cours abstraits me perdent, j’ai besoin de concret.

Bac en poche, je pars en Belgique, suivre une amie inscrite en architecture à Saint-Luc. J’avais besoin d’air, mais j’ai eu du mal à couper le cordon avec ma mère, j’ai l’impression de l’abandonner. Je fais beaucoup la fête, je ne suis pas à ma place en archi. A la rentrée suivante, j’intègre une licence d’arts plastiques à Tourcoing. Je valide mes examens… tout en jouant à la console.

Un peu honte en y pensant, mais bon, ça fait partie du chemin…

LES ANNÉES D’ÉBAUCHES

Entre 20 et 32 ans, Anne explore une « multitude de jobs ». Façonnée par ses expériences dans le champ social et culturel, elle goûte à l’artisanat et découvre le journalisme de proximité.

AU SERVICE DES PLUS FRAGILES

Après ma licence, je tente l’IUFM, mais je fuis vite la pression d’une classe de 30 CE1 !

Je deviens référente famille auprès d’enfants marqués par la consanguinité et l’alcoolisme. Un an d’ateliers d’arts plastiques m’ouvre à une humanité bouleversante, mais loin de Lille et des copains, je déprime et je pars, le cœur serré d’abandonner l’équipe et les familles. Je reprends une année de formation aux Beaux-Arts de Lille, puis j’enchaîne des boulots précaires mais passionnants, entre médiation culturelle et champ social : je crée des supports pour les enfants, des livres, des maquettes. Mais le monde associatif paie mal et j’accepte une mission d’intérim dans le surendettement, dans laquelle je trouve de nouveau une forme d’utilité concrète, auprès de personnes traversant un moment de vie difficile.

LES MAINS QUI TRAVAILLENT ET L’ESPRIT TRANQUILLE

Je découvre ensuite l’artisanat en fabriquant des bijoux dans une entreprise familiale. J’aime avoir les mains qui travaillent et l’esprit libre. Mais les valeurs des dirigeants se révèlent à l’opposé des miennes : délocalisation, avidité, violence. Je suis quelqu’un de très doux, mais face à l’injustice, je n’hésite pas à me battre ! L’histoire s’achève devant le tribunal de commerce.

ÉCRIRE LES COULISSES

Ce licenciement économique me permet de financer une licence pro de journalisme à l’Ecole Supérieure de Journalisme, encouragée par ma belle-sœur rédactrice en chef dans la presse de proximité. J’apprends à questionner, mettre en lumière les petites gens, entrer dans des mondes très divers, loin des paillettes. J’aime ce métier qui me donne la possibilité d’informer, d’alerter, de promouvoir des parcours de vie. Je ne tiens pas le choc d’un management tyrannique et je démissionne, au bord du burn out. Je reprends avec plaisir le journal de la ville d’Halluin qui me donne carte blanche pour reconstruire le service.

VERS LA TERRE DU MORVAN

J’ai 32 ans, je rencontre Quentin, et tout va très vite. Je suis enceinte et l’envie de fuir l’agressivité de la métropole avec notre bébé nous pousse à partir. On avait découvert le Morvan en amoureux les mois précédents, un vrai coup de coeur !

Sans réfléchir plus longtemps, on vend tout et on achète une petite maison à Ouroux en Morvan, à l’intuition, juste avant le confinement. C’était fou !

Le 23 mai 2019, jour du déménagement, maman se fait opérer…

NAÎTRE, VIVRE, MOURIR, RENAÎTRE.

De quoi naissent les projets des gens ?

Mon projet à moi s’enracine dans un vécu douloureux. J’ai peur d’en parler car tout est lié à ma sortie de deuil. Ce projet n’est pas né d’autre chose que d’une envie de vivre.

En novembre 2021, je perds pied. Mon père et ma mère meurent à deux semaines d’intervalle, chacun emportés par un cancer. Après l’angoisse de ne pas pouvoir assister aux funérailles de l’un et de l’autre, je plonge dans l’angoisse de la solitude. Je me recentre sur mes deux filles et sur Quentin, je ne sors plus de chez moi, je rentre en moi-même.

« Ce projet n’est pas né d’autre chose que d’une envie de vivre ! »

 

En fin d’année, on fait notre troisième bébé. Toute la grossesse de Luce m’aide à reprendre ancrage dans la vie. Les filles et Quentin, c’est mon noyau, ma sphère intime, sans eux je ne sais pas ce que j’aurais fait. Ça arrive à tout le monde, mais c’est quand même dur…

J’étais bien à la maison, mais je ne pouvais pas affronter le monde, c’était trop difficile. Je ne pouvais plus rien faire d’autre que de rester à la maison, collée à mon mari, à mes filles. Je n’ai pas totalement sombré car une petite fille avait besoin de moi, je me mets dans ma sphère « maman” pendant 2 ans. J’avais beaucoup de moments de tristesse, j’avais peur d’être seule, peur de mourir, mais j’arrivais à aller bien en étant recluse à la maison auprès de ceux que j’aime.

Puis peu à peu, j’ai senti que les filles ne seraient pas là tout le temps, et qu’il était nécessaire de retravailler, que je sorte de mon rôle de maman. C’est épuisant d’être maman au foyer, on est invisible malgré tout le travail fourni. J’avais envie d’exister.

J’avais besoin d’un truc fort, qui me donne envie, qui me donne du sens. Il fallait quelque chose qui m’anime fort pour que j’ai le courage de le faire. Quand je suis arrivée en formation, j’avais tellement peur ! Mais j’ai hérité de mon père le goût du défi. On a peur mais on y va quand même !

Je commence ma formation de céramiste au CNIFOP le 5 octobre 2023, le jour de l’anniversaire de papa.

TRANSMUTER LES ÉPREUVES EN FORCE

J’ai appris à transformer la tristesse et la laideur en quelque chose de bien. C’est un état d’esprit positif à adopter. Si on n’est pas positif, on ne sait pas voir la joie et la beauté qui succèdent aux périodes difficiles. Quoi qu’il arrive, la vie est belle. Chacun a ses épreuves, mais on a de la chance d’être là, ensemble. On n’a pas le droit de se laisser aller au chagrin, c’est exigeant mais je le dis aux filles : il faut se remettre debout.

LA TERRE MÈRE

Quelques années avant sa retraite, ma mère a fait un congé formation de plusieurs mois chez un potier dans les Flandres, pour faire du modelage et de la céramique. Elle n’aimait pas du tout le tournage, la boue, avoir les mains dans la barbotine, le froid… Sans être précieuse, elle aimait la terre… propre ! Elle ramassait des matériaux, des bouts de bois flottés sur les côtes du nord, qu’elle assemblait avec de la terre, pour faire des sculptures qui plaisaient beaucoup. Elle les vendait sur les marchés de créateurs, les expositions, des portes ouvertes d’atelier.

Quand j’étais petite, j’ai fait avec elle beaucoup d’aquarelle, de dessins, de travaux manuels. Plus tard, on a fait les marchés ensemble, elle avec ses sculptures, moi avec mes illustrations. Elle a fait une seule fois le marché d’Ouroux… Récemment j’ai été bouleversée car une de mes clientes m’a parlé d’une sculpture achetée il y a des années à une dame sur le marché, et c’était ma mère !

J’ai parfois regretté qu’elle ne m’ait rien appris, mais elle était très directive et on se serait disputées ! Il fallait que je me forme et que je fasse mon propre chemin. La sculpture c’était son truc, et j’avais besoin de faire différemment.

Je voulais travailler avec mes mains mais les gens n’achètent pas les illustrations. Alors qu’ils achètent de la céramique. J’y ai vu l’opportunité d’avoir un projet plus viable, parce que le but était que je me reconstruise, mais aussi que je gagne de l’argent. Il fallait trouver un équilibre entre une activité qui m’épanouisse et la vie de famille.

Et puis on vit ici, dans le Morvan. Je ne suis pas sûre que, si j’étais restée à Lille, j’aurais pensé à mettre les mains dans la terre. Mais ici, c’est la terre, c’est ce que je suis venue chercher. Travailler la terre, ça semble cohérent.

Inconsciemment, j’ai dû me dire que, les mains dans la terre, je me connecterais un peu à ma mère…

TOURNER-CASSER-REFAIRE : 9 MOIS POUR UNE RENAISSANCE

En septembre 2023, j’entame une formation de préparation au CNIFOP pour préparer le CAP Tournage. Durant 9 mois, je tourne la terre, je casse, je refais, en série.

Des séries de 10 bols pendant deux semaines. Puis des séries de cylindres, des gros et des petits. On monte en poids de terre et on redescend, durant des mois. Physiquement c’est dur, mais j’adore ! Tout le corps doit se raidir pour tenir la terre, c’est physiquement éprouvant. Ça va prendre des années pour que mon corps soit modelé à tourner sans effort.

Aujourd’hui je tourne, je cuis, j’émaille. J’aime voir les bols, uniques et semblables, alignés sur les planches. Je ne pense pas, je fais, et naturellement, mes mains savent faire, elles voient mieux que mes yeux.

Avec le double deuil de mes parents, je n’avais pas eu l’envie de rencontrer les gens du village. J’étais « la femme de Quentin », parce que je n’avais pas cherché à montrer qui était Anne. Cette formation de neuf mois m’a reconnectée à la vie sociale. J’y ai fait de nouvelles rencontres car on travaille et on rit ensemble, on se raconte nos vies.

Une fois diplômée, je n’avais pas de lieu pour travailler et c’est Robert, un voisin d’Ouroux, qui m’a prêté son atelier pendant trois semaines pour que je fasse ma première production. Il ne me connaissait pas et il m’a donné tellement ! Je ne sais pas comment je pourrai lui rendre. Il est devenu un ami, mon premier ami à Ouroux.

AIMER LES JOIES SIMPLES

La vie change, il faut revenir à des choses essentielles. Dans notre choix de vivre ici, il y a le choix de revenir à une vie plus simple car on ne peut plus vivre dans l’opulence comme on a vécu. Il faut qu’on réapprenne à aimer la base.

On vit avec peu d’argent, mais nos besoins sont très bas. Les gens pensent que la vie simple est une privation, qu’on a une vie rudimentaire, mais pour moi c’est tout le contraire. Je trouve qu’on a de la chance de grandir comme ça en famille, tous ensemble ! On est proche, c’est un cocon, c’est rassurant pour nos trois filles qui sont encore toutes petites (6, 4, 2 ans).

On garde cette envie d’avoir des choses jolies, c’est agréable. Mais on se dit qu’il faut qu’on prépare nos filles a savoir faire les choses par elles-mêmes, sans avoir besoin de consommer dans les magasins ou les ressourceries. En autonomie, parce qu’on ne sait pas comment ça va tourner.

C’est pareil pour mon activité, j’ai besoin qu’il y ait du sens. Je transforme la matière pour en faire de la vaisselle.

Récemment j’ai vendu 2 petits coquetiers à un couple. Ils m’ont dit : « Ce soir, on va faire les oeufs à la coque ! ». Et ils m’ont envoyé une photo de leur table avec les oeufs dans mes petits coquetiers avec un mot : « Forcément les oeufs à la coque étaient trop bons ! » Et ça m’a fait tellement plaisir ! Avec cet objet simple, ils redécouvrent une joie simple, parce que l’oeuf à la coque est joliment présenté dans la terre et ils se sont faits une bonne soirée. Il y a quoi de plus facile dans la vie ?

UN PROJET FAMILIAL

RAIX, c’est le nom de Quentin. Ça me gênait de mettre mon nom en avant, dans la tradition des potiers.

J’adore l’imaginaire du dinosaure, mais RAIX, ça évoque le T. rex, et ce n’est pas du tout notre tempérament ! DIPLODOCUS, c’est beaucoup plus doux !

C’est un projet de la famille Raix. Seule, je ne pourrai pas tout faire. Quentin s’intéresse à l’émaillage et moi j’aime le tournage. L’idée est d’amener une compétence en local et de dynamiser notre village situé en zone rurale. Cet été, je vais animer des ateliers de poterie pour les enfants à la MJC, et j’espère ouvrir des ateliers de modelage à la rentrée. Il faudrait investir dans un deuxième four… A terme, le but c’est d’ouvrir un atelier-boutique. la priorité, c’est de réorganiser mon espace de travail car l’atelier est trop petit. On jongle avec le temps, l’espace et nos moyens ! Je voudrais travailler plus mais notre vie de famille est hyper-essentielle pour nous.

J’adore ce que je fais, tous les matins. Je n’ai pas de blues du dimanche soir, j’ai hâte de tourner, de rencontrer les gens sur les marchés.

Le temps de maladie de mon père et ma mère, le temps du deuil, ont été terribles, mais c’est tout ça qui a permis que mon activité existe.

Est-ce qu’ils sont contents, là où ils sont ?

 

Pedro, le poète à la tronçonneuse

Pierre-Louis NICOLAS, dit Pedro, a créé en 2024 Notre Bulle d’Air, une entreprise d’élagage, à Ouroux en Morvan. Il nous parle de son parcours atypique, façonné par le sens de l’amitié, l’instinct de liberté, et la beauté des rêves. Rencontre grandeur nature avec un élagueur amoureux des arbres.

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Les chemins zintérieurs-Mars 2025

 

À 15 ans, je n’avais pas d’autre ambition que d’aimer une femme et mes potes ! Aimer et être aimé, c’était mon projet de vie. J’ai longtemps voulu vivre avec insouciance, sans me prendre la tête. Le sport, la nature et les autres : je me disais qu’avec ces 3 trucs-là, il y aurait moyen de vivre.

Les discussions d’adultes me saoulaient. Peut-être parce que je n’étais pas excellent élève. Né dyslexique dans une famille de profs, toujours moyen ou pas bon, je suis devenu le mec à part. J’ai souffert d’être le vilain petit canard, à côté d’une soeur qui était une excellente élève. Ça a créé des brèches dans l’estime de moi. Encore aujourd’hui, dans mon engagement chez les pompiers, il m’arrive de reconnaître une petite musique : « a du potentiel mais ne l’exploite pas » !

J’ai vite trouvé ma place dans le rôle du grand frère qui s’occupe des plus petits. Le BAFA, à 17 ans, s’impose comme une évidence. Je travaille en animation durant les vacances scolaires et je prends ma revanche dans le sport. Je suis dans les meilleurs français au judo, mais je lâche car je ne me retrouve pas dans l’état d’esprit, fixé sur la performance « Vas-y !», « Défonce le ! »

Un de mes rêves était d’être agent d’un parc national, comme mon oncle, qui gardait le parc des Écrins, jumelles à la main. La rencontre avec un prof d’EPS au lycée me fera préférer une filière sportive (STAPS) à un lycée agricole qui était le chemin pour rejoindre mon rêve.

Ce prof m’a vu comme « capable ». Il a vu en moi les qualités physiques, sociales et le sens de la pédagogie nécessaires pour devenir prof d’EPS. Il a été un père spirituel. Un père dur, mais qui croyait en moi : ça m’a donné les ailes dont j’avais besoin. Car s’est alors ouvert un parcours du combattant. Pour rejoindre la filière STAPS, il fallait passer par un Bac scientifique. Moi qui étais insouciant, j’ai dû sortir les rames, dépasser les échecs, mais après quelques années, je suis arrivé en STAPS à Dijon. J’ai bien profité de ma première année de liberté, et j’ai donc raté mon examen de DEUG1. L’année suivante, un violent accident de la route me brise le bras et m’empêche de passer l’examen. Je me réoriente dans une licence Animation et gestion du développement des activités physiques et sportives.

J’ai 25 ans, me voilà saisonnier dans l’animation outdoor, l’été au lac des Settons, l’hiver à la montagne ou dans les sapinières. Je passe plein de diplômes permettant d’encadrer les collectifs dans des activités de plein air, de l’escalade au kayak. Je suis un couteau suisse, capable de répondre à tous types de demandes. Toujours avoir plusieurs cordes à son arc pour pouvoir rebondir en cas de besoin, c’est sans doute un héritage familial. J’ai tout ce que j’aime : la liberté, l’accueil des publics, la vie en collectif avec les animateurs, la vie au grand air. Il ne me manque qu’une compagne. Timide, sensible, respectueux des femmes, j’aime plus que je ne suis aimé et je suis malheureux…

LE VOYAGE INITIATIQUE

Peu avant 30 ans, pour fuir le blues, je pars avec ma soeur en Amérique du Sud. Sac au dos, je traverse en trois mois l’Argentine jusqu’à Ushuaia, la Bolivie et le Pérou. Loin de mes bases, loin de mon groupe d’amis, j’éprouve et renforce mes convictions sur la vie : la nature est incroyable, les rencontres sont riches, la vie est belle dans la simplicité du voyage à pied. C’est un voyage qui me réveille et me permet d’entrer en unité avec mon âme. Je fais tatouer dans ma chair un arbre de vie porté par des ballons de baudruche. J’inscris profondément en moi des maximes qui me guident encore aujourd’hui : « Il n’y a pas de chemin vers le bonheur, le bonheur, c’est le chemin ». Ou encore : « La vie est un tango, celui qui ne le danse pas est un idiot. 

“La vida es un tango, el que no lo bailé es un tonto”

Au retour, je sais qui je suis. Et je rencontre Elodie, ma compagne. J’ai connu des accidents, j’ai failli y rester plusieurs fois. Je rentre avec la conviction qu’il faut bouffer la vie à chaque instant.

Je ne laisse pas aux doutes le temps de s’installer : je contacte plusieurs centres sociaux pour trouver du travail et je serai recruté aux Settons, où je ferai 10 ans d’animation du public. Et puis j’ai été rattrapé par l’envie de réaliser de nouveaux défis en mettant en oeuvre le rêve de mes 20 ans : partager la plénitude de l’immersion dans la nature.

UN POÈTE A LA TRONÇONNEUSE

Créer une entreprise d’élagage, c’est regrouper ma passion des arbres et du grand air dans un métier de service. Mais pour l’instant je ne suis pas encore fier de mon travail ! Je coupe, j’élague, je débarrasse les gens de l’arbre qui les gène. Ici il y a tellement d’arbres qu’on peut se dire que si on en retire un, ce n’est pas grave. Mais moi j’aimerais approcher l’arbre dans sa globalité, le respecter en tant qu’être vivant dans son environnement. Mon rôle dans l’élagage, c’est surtout de prendre soin des arbres, d’entrer en dialogue avec eux. J’aimerais faire de petites tailles, retirer les bois morts pour mettre en valeur leur architecture. C’est comme les croquis que je traçais quand je faisais des arts plastiques aux Beaux Arts… Faire ressortir les belles choses.

“Être élagueur, c’est se balader autour de l’arbre, presque comme une danse avec l’arbre, un mouvement pendulaire, une voltige, c’est magnifique !”

Ce projet là, autour des arbres, c’est vraiment moi. Le sport, comme l’élagage, c’est ma façon d’entrer dans le monde, de trouver ma place sociale et professionnelle. Mais en fait, ce sont des moyens au service de la poésie qui m’habite. J’ai toujours eu besoin de beauté et d’harmonie. Je la trouve dans la nature et dans les relations.

J’apprécie d’être qui je suis à travers l’autre et sa différence. J’aime quand il n’y a pas de barrière, pas de frontière, juste la vérité des vivants.

Et ça, j’aimerais le faire vivre. En dehors des saisons de taille (octobre à février), j’ai envie de transmettre cette façon de regarder le monde au grand public. Je vais donner des courts de tennis à Ouroux, et peu à peu, créer de nouvelles offres. J’ai toujours rêvé de faire découvrir la nature par des mini-circuits d’immersion dans la nature, en mixant plusieurs formes, allant de la balade, à la nuit dans les arbres, le nez dans les étoiles, de la grimpe d’arbre à l’itinérance dans les cimes. On peut être costaud et rêveur, professionnel et utopiste. En tant qu’homme, je revendique ma part de féminin, de sensibilité et mon besoin de contemplation.

DES RACINES ESPAGNOLES…

Je remercie mon cercle familial pour leur confiance en moi. Et je pense particulièrement à mes deux grands-pères. Epifanio (qui signifie « celui qui donne la lumière »), mon grand-père espagnol, c’est mon héros. Un homme courageux et libre, qui s’est opposé au régime franquiste. Emprisonné, il a frôlé la mort et s’est échappé. Une fois à Auxerre, il a fait venir sa femme et leurs 4 enfants, dont ma mère Juana. Une vie avec peu de moyens, mais des valeurs fortes de bonté, simplicité, générosité et partage. Il donnait sa chemise alors qu’ils n’avaient rien. J’espère que tu me vois, là où tu es, car je suis dans tes traces.

Mon grand-père paternel, Julien, était prof de maths et plus académique. Mais je lui dois mes premiers contacts avec le bois, l’odeur de la sciure dans l’atelier. Il était hyper exigeant, souvent injuste, avec mon père, puis avec moi. Je crois qu’il ne comprenait pas notre atypisme. J’avais sans doute une revanche à prendre pour prouver que j’étais « beau à l’intérieur » et que, avec mon style bien à moi d’apprentissage, par la réalisation concrète et l’expérience, je pouvais tracer ma route.

 

Je suis fier de l’environnement que je me suis construit. Vivre à la campagne sans être isolé, avoir des activités différentes. Je vis avec une très chouette nana qui me soutient, et je ferai tout pour pouvoir lui permettre de réaliser ses rêves à elle.

On partage les mêmes valeurs de construction et d’éducation de nos deux magnifiques enfants. On s’est enraciné dans le Morvan depuis 12 ans, à Ouroux, dans ce village qui nous ressemble.

…AU RHIZOME D’OUROUX EN MORVAN

A Ouroux, les « néos » sont mélangés avec les locaux. Mais quand t’es installé, tu es d’Ouroux. C’est une richesse de se construire ensemble, d’échanger, de se rencontrer dans nos différences. Pour moi, ça manque même d’autres cultures ! Toutes les personnes à qui j’ai eu envie de tendre la main, de sourire, avec qui j’ai partagé des coups de main, sont devenues des amis.es.

Ce que je porte, l’ouverture, la bonté, la pudeur, ça se reflète comme un miroir chez les autres, ça transpire. On est capable d’être à la fois très ouverts et très respectueux de l’intimité de l’autre, avec beaucoup de tendresse.

L’état du monde, la politique ? Je m’en préserve énormément car je pleure déjà sur les malheurs à proximité immédiate, alors le monde… Trop de choses m’énervent, les guerres, les conflits religieux… L’actualité, je ne la regarde pas. Je me concentre sur mon environnement proche, nourrir ma famille et ma communauté.

Si chacun de nous travaillait là-dessus, ce serait déjà pas mal, non ?

LETTRE D’AUTOMNE 2024_ LE MONDE EST FOU ET MOI JE VAIS BIEN !

s'extraire de la boue

Bonjour !

“La qualité de notre présence est l’élément le plus positif que nous pouvons apporter au monde” nous rappelle Thich Nhat Hanh. 

Ce que je traduis de façon gentiment provocatrice par : “Le monde est fou et moi je vais bien !”. 

Il ne s’agit pas là de nier l’intensité des chaos qui embrasent la planète ni de se refugier dans l’ânonnement d’un mantra teinté de méthode Coué, en  mode “Je vais bien, tout va bien”. 

Dans cette époque qui secoue tous les équilibres, il nous faut voir et intégrer que ce qui est dehors est comme ce qui est dedans. Nous portons en nous les faux plis des systèmes en place. Rien ne pourra régénérer les modèles si nous ne transformons pas nos regards et nos repères intérieurs.

Donc oui, le plus grand service que nous pouvons rendre à ce monde, c’est d’aller bien, pour ne pas ajouter de la souffrance à la souffrance.

Mais encore faut-il s’entendre sur ce que signifie “aller bien”.

Car pour beaucoup, faute de mieux, “aller bien” revient à compenser les frustrations et les tensions provoquées par des quotidiens tourmentés. Nos sociétés striatumiques* exacerbent les compulsions avides de bien-être. Nous comblons nos vides, nos dépressions et nos peurs de mille manières : glucides, alcool, sport, fiestas, achats, porno et jeux en ligne, tout est bon pour s’étourdir et s’évader.

Et après tout pourquoi pas… si c’est efficace ?!

Paradoxalement peut-être, à mes yeux, la bonne nouvelle du moment, c’est l’épuisement général face à ce tohu-bohu infernal. Parfois, il faut toucher le fond pour avoir envie de chercher la lumière…

 “Pas de boue, pas de lotus” souligne poétiquement Thich Nhat Hanh !

“ALLER BIEN”, ÇA SE DECIDE ET SE CULTIVE !

“Aller bien” passe par la reconnexion à son monde intérieur, espace intime et sacré, source d’imaginaires, d’introspections, d’émotions, de réflexions permettant d’élaborer une pensée libre et créatrice. 

“Aller bien” passe par l’expérience de relations humaines vraies, intéressantes, stimulantes, ouvertes à la différence, engagées dans des actions qui servent les projets communs.

“Aller bien”, c’est vivre en connexion avec le réel, avec les saisons, avec la nature, dans la reconnaissance de notre interdépendance avec tout ce qui a vécu, vit et vivra après nous. 

Enfin, “aller bien” passe par l’acceptation de ce qui a été et de ce qui est. Chacun de nous est responsable de ses écuries d’Augias, personne ne les nettoiera à notre place. S’engager dans un travail intérieur aide à sortir de l’impuissance, de la révolte, de l’illusion, du pouvoir, tout en participant au renouvellement de l’inconscient collectif. C’est devenu un acte militant !

S’EXTRAIRE DE LA BOUE ?

Déciderons nous de quitter les rives tièdes du connu pour découvrir qui nous sommes et qui commande à l’intérieur de nous ?

Apprendrons nous à nous relier à l’autre et au vivant, sans arme ?

Imaginerons nous des modèles dont la finalité soit de servir la vie sur Terre ?

Voilà mes thèmes de travail des mois à venir ! Vous les retrouverez dans les stages, ateliers et causeries que j’anime, car, comme disait mon ami Georges, dans cette affaire, “on cherche ensemble” ! 

Alors, si vous sentez que le moment est venu pour vous de vous extraire de la boue ambiante et intérieure, je serais heureuse d’accompagner votre cheminement. 

Les dates des ateliers ouverts à tous, en visio, en Bourgogne et près de Lille sont à découvrir le site partagé humanimavivrevivant 

Ces nouvelles propositions complètent mes engagements auprès des dirigeants et des entreprises en transformation.

Merci d’avoir lu cette lettre (puisque “plus personne ne lit !”).
Merci de diffuser les stages autour de vous pour les faire connaître.
Merci, surtout, de votre confiance.

Que les semaines à venir vous permettent d’avancer en vérité, et “que la vie vous tienne en joie” !

 Frédérique

*striatum : voir les ouvrages de Sébastien Bohler

Sourate du Vide, Jacques LACARRIERE

Désapprendre. Déconditionner sa naissance.
Oublier son nom. Etre nu.

Dépouiller ses défroques. Dévêtir sa mémoire.
Démodeler ses masques.

Déchirer ses devoirs. Défaire ses certitudes.
Désengranger ses doutes. Désemparer son être.

Débaptiser sa source. Dérouter ses chemins.
Défeuiller ses désirs. Décharner ses passions.

Désacraliser les prophètes. Démonétiser l’avenir.
Déconcerter l’antan. Décourager le Temps.

Déjouer la déraison. Déflorer le délire.
Défroquer le sacré. Dégriser le vertige.

Défigurer Narcisse. Délivrer Galaad. Découronner
Moloch. Détrôner Léviathan.

Démystifier le sang. Déposséder le sage. Déshériter
l’ancêtre.

Désencombrez votre âme. Déséchouez vos échecs.
Désenchantez le désespoir. Désenchaînez l’espoir.

Délivrez la folie. Désamorcez vos peurs.
Désarrimez vos cœurs. Désespérez la Mort.

Dénaturez l’inné. Désincrustez l’acquis.
Désapprenez-vous. Soyez nu.

Poème tiré du recueil Sourates de Jacques Lacarrière (éditions Fayard).

Mourir vivants !

Une dame âgée de 80 ans demande à la psychanalyste Françoise Dolto : Madame Dolto, à quoi pourrait bien me servir d’entamer, à mon âge, une psychanalyse ? 
Françoise Dolto lui répondit : « Il vaut mieux mourir vivant que mort ! »

Mais c’est quoi, être vivant ?

Être vivant, ce n’est ni un acquis ni un constat biologique.
C’est une attitude, une quête, une décision. 

Être vivant, c’est la promesse d’une conscience qui s’élève pas à pas, au rythme des dialogues intérieurs et des rencontres vraies avec l’Autre.

Il y a une grandeur, une dignité et une responsabilité à vivre vraiment : celle d’œuvrer, infatigable artisan, à incarner l’essentiel. La poésie, la littérature, la psychanalyse, les sagesses du monde, offrent à l’humanité des chemins d’évolution. Elles révèlent les saveurs oubliées d’une vie libre de ses artifices.

Il n’est jamais trop tard pour partir à la rencontre de son âme.
Il n’est jamais trop tôt non plus. 

 

Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant.

Extrait de Les Faux-monnayeurs – André Gide

 

Il m’importe de me prouver que je suis un homme de parole, quelqu’un sur qui je peux compter.
– Je vois surtout là de l’orgueil.
– Appelez cela du nom qu’il vous plaira : orgueil, présomption, suffisance…
Le sentiment qui m’anime, vous ne le discréditerez pas à mes yeux. Mais, à présent, voici ce que je voudrais savoir : pour se diriger dans la vie, est-il nécessaire de fixer les yeux sur un but ?
– Expliquez-vous.
– J’ai débattu cela toute la nuit. A quoi faire servir cette force que je sens en moi ? Comment tirer le meilleur parti de moi-même ? Est-ce en me dirigeant vers un but ? Mais ce but, comment le choisir ? Comment le connaître, aussi longtemps qu’il n’est pas atteint ?
– Vivre sans but, c’est laisser disposer de soi l’aventure.
– Je crains que vous ne me compreniez pas bien. Quand Colomb découvrit l’Amérique, savait-il vers quoi il voguait ? Son but était d’aller devant, tout droit. Son but, c’était lui, et qui le projetait devant lui-même…
– J’ai souvent pensé, interrompit Édouard, qu’en art, et en littérature en particulier, ceux-là seuls comptent qui se lancent vers l’inconnu. On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage. Mais nos écrivains craignent le large ; ce ne sont que des côtoyeurs.
– Hier, en sortant de mon examen, continua Bernard sans l’entendre, je suis entré, je ne sais quel démon me poussant, dans une salle où se tenait une réunion publique. Il y était question d’honneur national, de dévouement à la partie, d’un tas de choses qui me faisaient battre le cœur. Il s’en est fallu de bien peu que je ne signe certain papier, où je m’engageais, sur l’honneur, à consacrer mon activité au service d’une cause qui certainement m’apparaissait belle et noble.
– Je suis heureux que vous n’ayez pas signé. Mais ce qui vous a retenu ?
– Sans doute quelque secret instinct… Bernard réfléchit quelques instants, puis ajouta en riant :
– Je crois que c’est surtout la tête des adhérents ; à commencer par celle de mon frère aîné, que j’ai reconnu dans l’assemblée. Il m’a paru que tous ces jeunes gens étaient animés par les meilleurs sentiments du monde et qu’ils faisaient fort bien d’abdiquer leur initiative, car elle ne les eût pas menés loin, leur jugeote, car elle était insuffisante, et leur dépendance d’esprit, car elle eût été vite aux abois. Je me suis dit également qu’il était bon pour le pays qu’on pût compter parmi les citoyens un grand nombre de ces bonnes volontés ancillaires, mais que ma volonté à moi ne serait jamais de celles-là. C’est alors que je me suis demandé comment établir une règle, puisque je n’acceptais pas de vivre sans règle et que cette règle je ne l’acceptais pas d’autrui.
– La réponse me paraît simple : c’est de trouver cette règle en soi-même ; d’avoir pour but le développement de soi.
– Oui… c’est bien là ce que je me suis dit. Mais je n’en ai pas été plus avancé pour cela. Si encore j’étais certain de préférer en moi le meilleur, je lui donnerais le pas sur le reste. Mais je ne parviens pas même à connaître ce que j’ai de meilleur en moi… J’ai débattu toute la nuit, vous dis-je. Vers le matin, j’étais si fatigué que je songeais à devancer l’appel de ma classe ; à m’engager.
– Échapper à la question n’est pas la résoudre.
– C’est ce que je me suis dit, et que cette question, pour être ajournée, ne se poserait à moi que plus gravement après mon service. Alors je suis venu vous trouver pour écouter votre conseil.
– Je n’ai pas à vous en donner. Vous ne pouvez trouver ce conseil qu’en vous-même, ni apprendre comment vous devez vivre qu’en vivant.
– Et si je vis mal, en attendant d’avoir décidé comment vivre ?
– Ceci même vous instruira. Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant.

Extrait de Les Faux-monnayeurs – André Gide